La bête lumineuse

Cyberpresse
Le dimanche 28 octobre 2007
La bête lumineuse
Jean Lemire
La Presse
Collaboration spéciale

Je devais vous parler de l'Arctique, mais j'hésitais entre différents sujets. J'avais réalisé deux entrevues passionnantes: l'une avec le Dr Éric Dewailly, spécialiste en santé publique relative à l'environnement, et l'autre avec le Dr Louis Fortier, un de nos plus grands spécialistes du climat arctique. Mais j'hésitais aussi avec une troisième histoire, une histoire animalière. Le public aime beaucoup les histoires de bêtes. J'avais déjà choisi la question de la semaine, la photo aussi: une de mes préférées, celle des trois ours sur un iceberg à la dérive.

J'avais donc trois bonnes histoires pour cette chronique. Une première, sur les milliers de produits chimiques identifiés dans des échantillons de sang humain, ce qui prouve à quel point les polluants de notre environnement s'accumulent dans nos graisses. Une seconde, sur les tout derniers résultats des recherches de l'équipe de scientifiques d'ArcticNet, qui confirment que les changements climatiques observés dans l'Arctique sont beaucoup plus rapides que ce que tous les modèles climatiques avaient prévu jusqu'à maintenant.

Et il y avait cette troisième histoire, ma préférée, celle avec des animaux. Pour celle-ci, j'avais le choix de vous parler du déclin rapide des grandes familles d'ours polaires de l'Arctique, ou encore de vous raconter comment certaines espèces d'oiseaux marins risquent de disparaître rapidement avec le réchauffement de l'Arctique. Trois sujets passionnants, mais j'hésitais encore.

Je roulais sur l'autoroute 20 et je réfléchissais en silence. Depuis un certain temps, j'essaie de diminuer ma vitesse sur l'autoroute pour adopter une conduite plus écologique. Il faut bien mettre en pratique ce que l'on prêche. Mais, sincèrement, je n'y arrive pas tout le temps. Les vieilles habitudes de consommateur moins responsable nous collent souvent à la peau. Je roule en voiture hybride. Le soir, quand je joue à l'écolo, il m'arrive de calculer ma consommation d'essence en fonction du nombre de kilomètres parcourus, grâce au tableau de bord sophistiqué de la Prius.

Ce soir-là, je ressassais mes trois histoires dans ma tête et j'attendais que l'inspiration me frappe. Ce qu'elle fit, sans crier gare BANG! Violent choc! Un bruit sourd, presque caverneux. Le pare-brise est immédiatement éclaboussé par du sang, un sang noir comme la nuit, mais je perçois tout de même entre les gouttes l'ombre de quelqu'un ou de quelque chose projeté en avant. Le corps rebondit devant la voiture et je me dirige droit vers lui. L'adrénaline monte en flèche. Le rythme cardiaque aussi. Par instinct - ou peut-être simplement parce que j'y allais de manoeuvres du volant pour stabiliser ma trajectoire -, j'active le levier des essuie-glaces. Les gouttes se transforment en longues traînées rougeâtres, réduisant ma visibilité à presque néant. J'ai tout de suite pensé à un auto-stoppeur de la nuit et j'ai failli mourir par procuration. Un second impact, moins sec, comme si les os de ma victime étaient déjà réduits en bouillie par la première collision. La masse corporelle rebondit sur le capot et la tête percute le pare-brise. Sous les faibles lueurs d'un lampadaire de sortie d'autoroute, je perçois la silhouette qui, après le second impact, glisse sous les roues de ma voiture. Je viens de l'achever, c'est certain.

L'image passe et repasse dans ma tête. Malheur, qu'est-ce que j'ai fait! Je repasse encore et encore le film de l'événement. Je revois une oreille, puis les yeux, grands, trop grands, et ce corps, beaucoup trop velu. La fraction de seconde de lumière qui m'a permis de distinguer la chose permet d'évacuer le pire des scénarios: je n'ai pas frappé d'humain dans la nuit. J'ai plutôt été attaqué par une bête, révélée par la simple lueur d'un lampadaire. Une bête sortie de nulle part. Une bête lumineuse.

Je me suis arrêté sur l'accotement pour constater les dégâts. Beaucoup de dommages matériels pour moi, plus rien pour ce pauvre cerf de Virginie qui n'a sans doute pas souffert, tellement l'impact fut violent. Et encore, j'avais opté pour ma conduite écologique. À plus grande vitesse, il aurait sans doute fracassé le pare-brise pour me rejoindre sur la banquette. C'est triste tout de même, moi qui, d'habitude, aime tant le contact avec la nature

Et dire que je voulais vous raconter une simple histoire de bête. Vous n'aurez finalement droit qu'à une bête histoire.